nouvelle tirée de mon recueil l’Empotée du cœur,
De la main droite l’onde remonte vers le coude, l’épaule, fait frissonner la nuque, contracte le muscle de l’épaule gauche et s’échappe dans un dernier soubresaut du bras, les doigts dépliés jusqu’à la dernière phalange, tendue vers l’infini. Flash, explosion, clash.
La tête vibre de musique. La lumière saccadée renvoie des images entrecoupées qui s’accordent comme un puzzle d’art abstrait. Un Picasso dans ses périodes bleues et roses mélangées. Une mèche ruisselante de sueur sur une pupille dilatée, la danse macabre d’une mâchoire en vibration perpétuelle, un nombril tortillard, une main tendue, une jambe en suspens, l’air hagard du type pendu à la chaleur rougeoyante d’une cigarette. Et tout tourne au rythme fort des basses, et des aigus saturés, tout vibre, les ombres se tordent, les lumières clignotent, irrationnelles. Tout se mélange, les flashs fluorescents s’entremêlent dans un gris de néant.
Et ça résonne, ça bourdonne… jusqu’au KO.
Samia, serrée dans un pantalon à pinces un poil trop moulant, veste cintrée, poitrine pigeonnante, regard incisif, toise son petit monde d’un œil sévère : une ribambelle de lèche-bottes au sourire blanc de blanc attend… quoi au juste ? Soupir intérieur. La réunion s’étale, ce sont des heures compte-triple.
- Et… que pensez-vous de mes suggestions concernant la collection automne-hiver ?
- Épatant !
- De bonnes idées mais le marron n’est plus très tendance, si ?
Et « bla bla bla », chassé-croisé de répliques stéréotypées. Ils ne pourraient pas tenter de connecter deux neurones de temps en temps, je sais pas quoi, histoire d’avoir une idée, un jour. Le brouhaha s’installe, tranquillement, navigue de plus en plus fort vers la nouvelle Audi et le prochain voyage aux Baléares. Samia a l’impression de se transformer peu à peu en plante verte et se met à plaindre intérieurement les ficus du hall d’entrée qui, eux, subissent les pauses clopes et autres allées-venues, rythmées par le « tic-tic » pressé des talons hauts, les « smack smack » et les « ça va ? » de bienvenue aux variations plus ou moins viriles. Et un troisième œil en forme de signal d’alerte sonore, ça rendrait comment ?
Là on a franchement dépassé le rouge… Et le ton des voix monte, les rires résonnent intolérablement, les visages exercent une étrange pantomime, de plus en plus ridicule. Et ça bourdonne… jusqu’au KO.
L’œil délavé par une nuit sans sommeil et sans rêve s’ouvre sur la cendre du matin. La forêt sans les lumières de la fête ondule tristement sous la petite brise.
« J’ai froid. »
Paul rassemble péniblement ses bras autour de son corps allongé – où déjà ? – Il essaie de reconstituer la soirée et de comprendre ce qu’il peut bien fabriquer la tête à l’envers, les pieds dans la boue, les oreilles qui bourdonnent dans l’atmosphère si calme. Il se relève.
D’autres corps sont éparpillés un peu partout, comme des cadavres sur un champ de bataille. Les tâches vives des tee-shirts forment des flaques de sang. Grise mine, encore gris d’alcool, il se dirige cahin-caha, le regard scotché comme un papillon sur les lumières encore vives de la ville.
Imper gris, assorti au complet, aux chaussures, à la petite mallette. Samia trottine pour ne pas rater le RER. Le hululement quotidien du radio-réveil, le crissement des pneus des voitures, les premiers cris des gosses du troisième, le staccato des marches dévalées quatre-à-quatre l’a précédée sans même qu’elle s’en aperçoive. Sur le velours gris des fauteuils somnolent les passagers anonymes qu’elle voit tous les matins. La voiture bringuebale. « Chtacatac chtacatac ». Les roues crissent par moment. Une petite soupe d’ambiance s’échappe des haut-parleurs, se mêle au Rn’B d’un quelconque téléphone portable branché trop fort. Un groupe de jeunes échange bruyamment les nouvelles du matin. Les néons aplanissent les traits des visages qui finissent par tous se ressembler sous la lumière blafarde.
La foule se presse sur l’autre quai, en face. Et vas-y que je t’écrase un orteil, que je te fous un coup de coude histoire d’aller rejoindre plus vite mes copines les sardines. Paul a envie de se marrer mais sa mâchoire est un peu lourde et sa bouche trop pâteuse. Dans l’autre sens c’est plus tranquille, la cité dortoir est réveillée depuis longtemps déjà. Une troupe de faux Péruviens emplumés jusqu’aux oreilles entonne un petit remix de flûte de pan. Une bande originale navrante pour le spectacle de la débâcle parisienne.
Samia tente de se frayer un passage à travers la foule embrumée. Si encore ils avaient la tête dans les nuages ! La petite ritournelle des Péruviens de la ligne 1 résonne déjà dans le tunnel gris de monde gris. Les pupilles sautent d’œil en œil sans pouvoir établir de contact. Bleu, noisette, noir, vert, marron, vert, bleu noisette, noir, noir, noisette, bleu, noisette, noisette, noisette, noir, noir, marron, marron, bleu… gris.
– Faites attention s’il vous plaît – Poussez pas – Hey mon sac ! – ta gueule la grosse – non mais tu l’as vue la tienne – attention à la fermeture des portes – tut tutut tut tututut tut tut tutut tut – attends-moi – regarde où tu vas – c’est pas bientôt fini – correspondance pour la ligne 6 – fais chier – poussez pas – tut tut tut tut tututut tut – hein !
…. biiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiip !
Chaque matin la même rengaine, la même déveine du métro bondé, manqué, dans son chassé-croisé inaltérable, inébranlable. Le monde en images virtuelles s’écoule, s’écroule dans un flot de gris ininterrompus, grise la foule de bruits incessants, de couleurs comme mélangées par une main trop pressée, pressante. Le monde sous-pression n’entend plus, ne voit plus, saturé.
Et les yeux de Samia croisent ceux de Paul. Gris. Mais grands ouverts, pupilles dilatées, avides de toutes ces couleurs qu’elles ne voient pas, ces mouvements, ces regards qui n’attendent que de pouvoir s’entremêler, se découvrir, se connaître, se reconnaître, s’interpeller et se défaire. Pour le simple plaisir d’en croiser d’autres. L’un vers l’autre. L’iris se colore d’un éclat nouveau, irradie peu à peu le visage qui retrouve son humanité, son imparfaite beauté. La peau mate de Samia. Ses paupières un peu trop maquillées papillonnent. Un frémissement de bonheur de se sentir observée. Ses boucles brunes se gonflent de plaisir. Nul besoin d’une promesse. Un sourire se dessine. Le temps se fige. Paul sent le creux de ses cernes, la fatigue sur son visage, le tiraillement de sa nuque : comme une renaissance douloureuse, le besoin d’une pause. Le silence de leur bulle de coton ouaté les saisit, les frappe violemment, prise de conscience du monde qui les entoure. La vague de bien-être n’aura duré que l’espace de quelques secondes. Éclair rafraîchissant.
– Hey ! Tu bouges ou quoi ?
Samia détourne les yeux. Emportée par la foule, le charme est rompu.
Staccato débridé sur le bitume.