Extrait de mon recueil de poèmes et nouvelles L’Empotée du cœur
Le plaisir de l’existence ose le néant. Il a mis un casque audio géant sur ses oreilles et les pieds sur la table du salon.
Avec ses chaussures.
C’est de la provoc’, il le sait. Elle va arriver dans une brassée d’air frais et de lilas. Défaire ses chaussures d’une main, l’autre les posant une après l’autre dans le placard. À chaussures. Dé-li-ca-te-ment. Tout a une place. Une boîte. Et son cœur dans tout ça ? S’est-il un jour demandé. Il paraît que ce sont les hommes qui voient tout par petites boîtes et que les femmes appréhendent la vie, les autres dans leur entier. Il s’est demandé s’il n’était pas avec un transsexuel. D’où peut être tous ces poils qu’elle arrache méthodiquement chaque dimanche matin. Pure supposition, mais ce n’est pas la vraie question.
La vague lilas découvre la gigantesque anse du mug sur lequel l’œil vient de bloquer. De focaliser. Il n’y a pas de sous-verre. Sur la table en tek. Le regard remonte vers le visage souriant. Un peu trop, lui semble-t-il. Redescend vers les chaussures. Y a comme un hic. Ce mot n’a rien à faire dans le salon. Encore moins sur la table. Lourd bruit d’engrenages. Elle réfléchit un quart de seconde avant de réaliser l’énormité de la situation. Un panel monstrueux de règles tacites vient d’être bouleversé. Il faut recadrer. Rogner ce qui dépasse de cet instantané raté.
– Qu’est qui y a ?
– Rien. Je n’en peux plus de ta vie de Rolex.
Il a toujours su qu’il n’était qu’un grain de sable dans les rouages de sa vie hyperactive, hyperorganisée. Il acceptait ce rôle d’éclaboussure sur son quotidien immaculé et toujours si efficace.
Et puis il y a eu Sophie, qui a renversé son café sur sa chemise. Elle n’a pas couru prendre une lingette Eau Ecarlate, elle. Elle a éclaté de rire, lui a étalé le café en tentant de l’essuyer avec un Kleenex. Puis elle lui a proposé un autre café, avec une serviette autour du cou, cette fois-ci.
Ce n’est pas qu’il n’est plus amoureux d’elle. Ou qu’il aime cette autre. Il a juste besoin de lenteur, d’imperfection, de déconnexion. La naissance du rêve marche en canard. Il le sait, ça va être dur.
Se désintoxiquer du speed… même au sens figuré peut s’avérer extrêmement délicat. Il se force à couper son portable le week-end, à ne pas consulter les mails du boulot et ceux qu’elle lui envoie. Elle ne comprend pas. Tout était si parfait. Justement. Il entreprend de faire des listes. Celles des courses. Celles de ses envies. De ses rêves. Inachevés depuis trente ans. Il soupèse ceux qui lui laissent un trop grand creux dans le ventre et s’achète une planche de surf. Faire le tour du monde des spots de surf. Il se laisse pousser les cheveux en mèches filasse qu’il décolore à l’eau oxygénée. Il a le look. Manque plus que le contexte. Il récupère la 205 de sa mère – mais non, je n’ai pas pété les plombs – qui ne peut pas faire plus de 90 kilomètres à l’heure – tout en lenteur, on avait dit.
Il commencera par le tour de la côte Atlantique. En mars. Pas un chat. L’immensité de l’océan pour lui tout seul et les galets où il se tord les chevilles. Il s’emmêle dans le leach et manque de s’étaler. Une vague. Un râteau. Il a mal aux bras, de l’eau plein le nez et des nuées de vapeur autour de lui quand il enlève sa combinaison dans l’air glacial. Il relit L’Insoutenable légèreté de l’être dans le coffre de la 205 où il a posé un matelas. Questionnement intenable sur le poids de chacun de ses choix. Il a envie d’ailes. Le soleil vermeil incendie la voiture. Il pousse à fond le son de son mp3 pour refermer encore la bulle qui l’abrite. Bonheur. Certes éphémère car une tripotée de policiers le réveille à deux heures du matin pour qu’il aille se garer sur l’aire des camping-cars. Des gamins braillent. Ça sent le barbecue. Il a soudain envie de pleurer et irait presque se blottir dans ses bras. À elle. Qu’il a quittée sans vraiment lui expliquer. Un gros con. Mais déterminé. Ce n’est qu’une faiblesse passagère. Il est un vieux loup solitaire.
Il rame, rame et rame encore, jusqu’à s’éloigner de la côte et sentir la profondeur de l’eau au froid qui l’entoure. Il se trouve débile à barboter au milieu des méduses et des algues. Les vagues sont fortes, ses muscles gringalets. Le bras de fer est inégal et il se laisse dériver au son des mouettes. Il est réceptionné par la maître-nageuse qui l’engueule et lui tend de la Biafine pour son visage brûlé par le soleil et le sel.
Il retrouve la 205 à la fourrière, vide une bouteille de vodka et entreprend de poursuivre sa route. Il s’égare dans un ravin. Réveil sens dessus-dessous, empêtré dans un drap rêche et des odeurs de chou. Les paysans du champ dans lequel il a atterri l’ont ramené à la ferme et il a dormi deux jours. Son ventre gargouille pour achever de le mettre mal à l’aise. Le paysan lui fait un clin d’œil en lui servant une bolée de cidre :
– Valait mieux pas appeler la poulaille, hein !
Il remercie d’un mouvement de tête. Il ne sait plus quoi penser de son épopée. Ni le but à lui donner. Il est un quadra-errant. Il a d’ailleurs la queue basse et la libido dans les chaussettes. Ça tombe bien : aucune poulette dans le secteur. D’un coup, il se sent vieux avec une déferlante de blues. Il ne sait même plus pourquoi il est parti. En plus il est nul en surf. À part avoir englouti assez d’iode pour la fin de sa vie, il n’a rien reçu, rien appris. Il jette tous ses livres à la poubelle en petit autodafé perso.
Il reprend la route et roule jusqu’à ne plus avoir d’essence du tout. Il ouvre la portière et se trouve nez à nez avec un sacré beau monde au balcon. Le tout enrubanné de tulles rouges. Surmonté d’une cascade de boucles brunes.
« Esméralda » se dit-il. « Miranda » se présente-t-elle. Il est devant un cirque ambulant. Une bien étrange attraction. Tout cet attirail de bric et de broc, de peinture vive écaillée, d’odeur fauve et de cris dans tous les sens. Une main l’emporte. Une roulotte. Des coussins de partout. Il se sent des cojones de fuego et une âme de matador. Après-midi torride.
– Allez, emmène-moi manger quelque part.
Il lui proposerait bien d’y aller en chameau.
– C’est que je n’ai plus d’essence.
Elle le trouve mignon juste avec ses chaussettes et lui pardonne. Ils mangeront au cirque avec toute la clique. La femme à barbe fait la popote avec le lanceur de couteaux qui émince les oignons. Il se met à pleuvoir. Tout se délave. Une bien étrange répulsion. Un haut le cœur. Et ce n’est pas la bouffe.
Il se débrouille pour trouver de l’essence et repart, pensif. « La durée de vie du papillon est très exactement ce qu’elle doit être », affirmait Miran-Esméralda. C’est joli. Mais moi dans tout ça. Moi-moi-moi. Un bien bel égocentrique. Mais il n’allait quand même pas se mettre à étudier les papillons. Rien à battre. Alors quoi ? Devenir ermite-végétalien. Et si les carottes avaient une âme ? Autant crever de faim tout de suite.
Il s’en prend à Dieu mais il n’y a que l’auteur. Qui ne sait pas quoi faire de lui pour le moment, emmerdé par la chaudière qui a pété et lui a inondé le quart de l’appartement. Mais ça c’est une autre histoire.
Il part au Maroc. Il aime cette langue gutturale et le brassage de cette population. Toujours en mouvement. Un truc à la main à négocier d’un bout à l’autre de la rue. Il adore prendre le bus là-bas. Il attend parfois des heures sous un soleil de plomb, entouré d’une nuée de chauffeurs de taxis plus ou moins officiels. Il négocie le trajet vers nulle part juste pour le plaisir. Ils deviennent presque dingues quand il saute dans le vieux bus poussif et poussiéreux. Il s’assoit devant, à côté du chauffeur, qui manie l’immense levier de vitesse, qui racle à chaque changement. Il a son téléphone dans l’autre main. Un verre à thé ciselé dans le porte-cannette. La djellaba flotte au vent de la fenêtre cassée. Le pare-brise criblé d’éclats paillette le paysage aride plongeant dans la mer. Et il avance, toujours, comme s’il n’avait pas assez d’essence pour faire le voyage retour. Il sait bien qu’il court après son ombre. Qu’il fuit quelque chose. Peut-être la fin de l’histoire. Mais pour le moment, l’auteur se noie dans d’autres eaux et a donc d’autres chats à fouetter. Il a peur que tout se dilue dans un noir d’encre et qu’il faille tout recommencer.
Notre personnage fait le tour du monde, de la baise hétéroclite et des pensées occidentales et orientales. Épris de liberté et de sensations fortes, il monte toujours plus haut pour plonger toujours plus bas à la recherche abyssale de son moi profond. Et toujours rien que du noir. Il ne sait même plus combien de temps il est parti à travers les forêts tropicales et sibériennes, les lacs, les rivières et océans où l’azur fond l’horizon de bleu profond. Sa quête s’y est noyée. Il bouge pour ne pas sombrer comme les grands requins.
Et il décide de rentrer. De toute façon personne ne le reconnaîtra. Il a trop baroudé. Mais il lui faut faire quelque chose. Rester en mouvement mais doucement, comme bon lui semble.
Alors plombier-chauffagiste par la nécessité des choses et de l’histoire, il est amené à réparer la chaudière de l’auteur. Qui peut enfin apposer le mot « fin » à son histoire. Car la quête personnelle d’un égocentrique est sans fin, fait des ravages et si elle amuse au début, finit par lasser.
Espérons que notre personnage terminera chaman, car si la raison donne à l’homme ce dont il a besoin, la magie lui offre ce qu’il veut.
Éternel insatisfait rêvant de l’impossible, il va en falloir des étoiles filantes et de l’encre.